Lucien Coutaud
Né à Meynes le 13 décembre 1904, décédé à Paris le 21 juin 1977, Lucien Coutaud débute sa carrière de peintre sous l'aile protectrice d'André Salmon, celui qui fût l'ami d'Apollinaire et qui découvrit Picasso, qui le premier, dès 1926, décèle ses aptitudes graphiques. André Salmon le présente à Charles Dullin qui lui confie les décors et costumes de ce qui sera l'un de ses plus grands succès, la création des "Oiseaux" d'Aristophane dans une adaptation de Bernard Zimmer en janvier 1928 au Théâtre de l'Atelier. En juillet 1929, un peu plus d'un an après le retour de l'artiste de son service militaire en Rhénanie, à l'époque de ses premières œuvres inspirées par d'étranges soldats et de troublantes espionnes ("Rhénanie", 1928, "Soldats arrêtant une espionne", "Femme et soldat", 1929), André Salmon lui consacre un premier texte critique dans La Revue de France : "Un nouveau peintre nous est né. Ce n'est pas tous les jours de chronique que l'on peut écrire cela. [...] Hoffman et Achim d'Arnim, Chamisso, d'autres encore, le visitèrent dans sa guérite, et il sut reconnaître la Loreley sous le moins modeste des accoutrements"... Mais divulguons aussi ce jugement de Jean Cocteau qui reçut Coutaud par l'entremise d'André Fraigneau en juillet 1926 et qui vit en lui l'un de ses semblables, l'un de ceux qui savent communiquer avec le monde des ombres, l'un de ceux qui ont le pouvoir de traverser le miroir d'Orphée : "L'eau qu'il met en bouteille reste bleue, même à petite dose. C'est le signe des poètes"...
Les années 30 sont pour Coutaud celles de la tentation du surréalisme. Tentation seulement, alors que son univers se veut comme il le dit "surréel", s'élabore sous le signe du rêve, du merveilleux, de l'érotisme. C'est l'époque des grandes compositions ésotériques dans lesquelles prédominent deux thèmes, celui du bateau et celui des musiciens, auxquels on devrait ajouter ses compositions florales à visages humains et quelques rares portraits. C'est l'époque de ses amitiés littéraires avec Marc Bernard, André Fraigneau, Jean Blanzat, Eugène Dabit. Ses premières expositions, à la Galerie des Quatre-Chemins en 1931, à la Galerie Vignon de Marie Cuttoli en 1934 (où parmi les visiteurs on remarquera De Chirico en personne), à la Galerie Jeanne Bucher en 1936, doivent beaucoup au soutien et à l'amitié de Rose Adler qui fut dès 1927 une amie intime de Denise Bernollin (du vivant encore de Jacques Doucet pour qui elles travaillaient toutes deux), Denise Bernollin que Coutaud épouse en avril 1936. Au théâtre, il travaille encore avec Charles Dullin, mais aussi avec Michel Saint-Denis et avec Jacques Copeau pour qui il crée les décors et costumes d' "As you like it" de Shakespeare pour le IV ème Mai Musical Florentin en 1938. Il s'illustre dans l'art mural avec de grandes compositions, dont "Le mythe de Proserpine" en 1937 pour le Palais de la Découverte, et crée ses premiers cartons de tapisserie à la demande de Marie Cuttoli.
Au début des années 40, dans Paris occupé, Coutaud fréquente Paul Eluard, Georges Hugnet, Robert Desnos, Jean Paulhan qui est un ami intime de Jean Blanzat et dont les liens nîmois sont connus. Il entretient des relations amicales avec des peintres comme Jean Bazaine, Jacques Despierre, Alfred Courmes, Félix Labisse et noue quelques relations avec Picasso. Dès 1940, l'on peut remarquer dans sa peinture les prémices d'un bouleversement en profondeur de son art et sa manière de peindre qui ne tardera pas à être on ne peut plus manifeste. On découvre tout d'abord ses fruits en ville, avec les premiers fruits tranchés et à leurs côtés un ou plusieurs couteaux.
Le peintre au nom tranchant joue indubitablement avec l'homophonie. La présence de grenades parmi ces fruits n'est de plus pas non plus anodine.
En mai 1941, il est l'un des "Vingt jeunes peintres de tradition française" qui exposent à la Galerie Braun, première manifestation d'Art d'avant-garde sous l'Occupation. L'œuvre qu'il présente à cette exposition est intitulée "Le Voleur". Fin 1942, il compose son plus important carton de tapisserie : "Orphée et les Muses", ceci pour Jacques Adnet et la Compagnie des Arts Français avec qui il travaillera encore à de nombreuses reprises. Dans les mêmes moments, il compose ses premiers squelettes de fruits, ultime avatar de la pomme de Cézanne. En 1943, il est le décorateur reconnu et admiré du "Soulier de Satin" de Paul Claudel mis en scène par Jean-Louis Barrault à la Comédie Française, une parenthèse dans sa création, reconnaissant lui-même ce travail beaucoup trop éloigné de sa peinture. Un séjour à Fontvieille près des Baux-de-Provence cet été 1943 à l'invitation de Pierre et Suzy Delbée le marque profondément.
Dans les premiers mois de 1944 tout se précipite. Coutaud travaille tout d'abord à une série de compositions sur le thème de la ville, des rues et des places : "La rue étoilée", "La maison jaune", "La maison rose", "La nuit rue des plantes", "Trois nuages bleus sur la place verte", "Cité végétale"... Son univers devient sombre, inquiétant, agressif, marqué par l'influence des œuvres de Franz Kafka et surtout, à partir du mois de juillet de la même année, de celles de Raymond Roussel dont il transpose le procédé dans son propre champ pictural, devenant en ce sens le premier grand re-découvreur de Roussel.
Dans cet univers en apparence chiriquien, reprenant les couleurs du maître de la Métaphysique, détournement voulu du peintre, tout en gardant ses distances, en conservant son originalité, viennent se dresser devant nous des personnages tout aussi inquiétants, aux corps articulés, puis plus tard scindés, morcelés, mannequins encore, ou robots déjà, on ne sait. Les visages de Monégasques de la fin de 1944 et du début de 1945 sont des visages d'existentialistes. Les personnages aux fers à repasser ("Les sept fers" de 1944, "La demoiselle des fers" de 1945...), ceux présentant un squelette de fruit, sont leurs semblables. Ce sont également des personnages rousselliens. On reste dans l'absurdité préméditée. Coutaud connaissait, à n'en pas douter, cette anecdote, d'authenticité discutable, qui voulait que Raymond Roussel ramena à un ami, ou plutôt à son amie Charlotte Dufrène, de l'un de ses lointains voyages, un fer à repasser, le présentant comme l'objet le plus extraordinaire qu'il ait jamais trouvé...
Le premier fer à repasser entré dans sa peinture, Coutaud lui l'avait découvert dans une poubelle... en compagnie de Picasso.
A l'exposition "Le nu dans la peinture contemporaine" organisée à la Galerie René Drouin en avril 1944, il présenta une toile titrée "Le modèle", connue également sous le titre "Vive la mariée nocturne", et à l'exposition "l'œuvre et sa palette", organisée à la Galerie Breteau en mai 1944, il présente une toile titrée "Les deux sœurs de la lune". Au Salon d'Automne 1944, celui de la Libération, il présente une nature morte titrée "Nature morte"... et "Moulins à moudre le temps dédiés à Raymond Roussel". Cette dernière toile est manifestement une évocation de "Locus-Solus". En 1944 encore, il est autour de Gaston Diehl l'un des membres fondateurs du Salon de Mai.
Dans l'immédiat après-guerre, Coutaud devient l'une des figures majeures, l'une des figures incontournables de la Jeune Peinture Française que consacre une première exposition en mai - juin 1945 au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Au premier Salon de Mai organisé en mai 1945, il présente sa grande toile de 1944 titrée "Les sept fers". Il se lie d'amitié à cette époque avec Lise Deharme, Oscar Dominguez, Boris Vian et fréquente l'univers de Saint-Germain-des-Prés sous le signe du jazz et de l'existentialisme. Il se liera également d'amitié avec Marie-Laure de Noailles. Pour "Le Poète", un ballet de Boris Kochno et Roland Petit sur une musique de Benjamin Godard, représenté au Théâtre Sarah Bernhardt en juin 1945, il conçoit un décor reprenant le thème des arbres aux yeux peints les mois précédents : "Arbres aux yeux doux" de décembre 1944, "Fragment du verger aux yeux" de mars 1945.
Les danseurs et danseuses de ce ballet sont affublés de masques comme les personnages de ses peintures et coiffés de fers à repasser ou de squelettes de fruits. La Porteuse de pain à l'origine de nombreuses peintures en 1945 - 1946 est un personnage emprunté à un roman-feuilleton populaire, de la fin du XIXème siècle, de Xavier de Montépin. Coutaud nous la montre à de nombreuses reprises, imaginant ses aventures, nous fait connaître ses paysages familiers, son entourage.
On verra même la Porteuse de pain et son amie rencontrer un enfant au cerceau, Kafka enfant, autre thème d'inspiration de l'artiste...
Un séjour sur la côte catalane, à l'invitation du peintre Willy Mucha, l'été 1945, conduira des Catalanes, Dames de Collioure ou Dames de C., à Mademoiselle Phèdre de 1946, figure majeure, figure emblématique, dans l'œuvre de l'artiste, une œuvre évoluant en permanence sous le signe de la métamorphose. Cette toile, appartenant à présent au Musée National d'Art Moderne, sera présentée au Salon d'Automne de 1946, mais auparavant, en mai 1946, Coutaud exposa à la Galerie Roux-Hentschel un ensemble de ses œuvres des années 1944, 1945 et du début de 1946.
En 1947, c'est l'entrée du Marquis de Sade et de son château de Lacoste dans son univers à la suite d'un travail d'illustrations (des gravures à l'eau-forte, technique qu'il maîtrisera dès cette époque au point de l'enseigner plus tard) pour un recueil poétique de Gilbert Lely, "Ma Civilisation", édité par Aimé Maeght en janvier 1948. Une grande toile peinte dans les premiers mois de 1948, "L'Habitant du Château", sera présentée au Salon d'Automne de cette année puis à son exposition à la Galerie Maeght en novembre alors que durant l'été Coutaud invité à la Biennale de Venise y avait présenté "L'armoire-chair de la porteuse de pain" datée de 1947. La découverte de Belle-Ile-en-Mer cet été là, celle d'une nouvelle lumière, marque la fin de cette période dite métaphysique.
L'été 1949, Coutaud effectue un deuxième séjour à Belle-Ile-en-Mer. Sous ses pinceaux apparaissent des plages jonchées de rochers fantomatiques et criblées ou creusées de trous, comme après quelque catastrophe ou le passage d'une taupe géante... la taupe géante de Kafka. C'est le monde éphémère des personnages minéraux, des demoiselles minérales, que l'on peut deviner au travers des structures du paysage : "Mer par temps vert". Souvenir", "Quelques trous sur une plage à trous". Et l'on verra au début de 1950, sujet de la toile titrée "Le repasseur marin", un personnage un coquillage à la main, un couteau plus précisément, occupé à une mystérieuse besogne.
Et à force de peindre des trous, Coutaud fait le 12 juin 1950 une chute à travers une trappe mal fermée de la scène du Théâtre de la Reine au Petit Trianon à Versailles alors qu'il travaillait aux décors d'un ballet de Serge Lifar, "Les Éléments", sur une musique de Jean-Ferry Rebel, ballet dont il avait écrit lui-même l'argument. Ce seront alors plusieurs mois d'immobilisation et de souffrances jusqu'à la fin de l'hiver...
Les premières œuvres de 1951 sont remarquables à tous points de vue : "La fin d'un hiver" et "Fin d'hiver" peintes début mars, "Les demoiselles Trianon" peinte à la suite. Du 31 mai au 19 juin de cette année, la Galerie Rive Gauche à Paris lui organise une importante exposition avec la présentation d'œuvres anciennes et récentes. Durant l'été, Coutaud part se reposer sur les bords de la Loire à Cropet près de Saint-Ay où il peint des "Loirarbres" et des "Citarbres", toujours dans l'esprit de Raymond Roussel, qui ne sont pas sans rappeler certaines œuvres de Max Ernst (pour qui il avait, comme pour Klee et De Chirico, une véritable admiration) : les forêts rhénanes, les oeuvres de 1936 sur les thèmes de "La ville entière", "La nymphe Écho", "La nature à l'aurore" ou encore les toiles arizoniennes.
Coutaud est aussi présent cet été, bien qu'il ne s'y rende pas, à la Première Biennale de Peinture de France organisée par la Ville de Menton. Il y présente "Les demoiselles Trianon" et (hors catalogue) "L'armoire blanche" de 1946. La toile titrée "Les demoiselles Trianon" obtiendra un prix à cette première biennale. Début 1952, elle figure à la rétrospective de l'artiste organisée au Japon au Musée d'Art Moderne de Kamakura puis à la Bridge Stone Gallery de Tokyo. Elle ne reviendra plus en France.
L'été 1952, Coutaud séjourne à Trouville au bord de la Manche (qu'il abrégera en "Trou" dans ses carnets personnels...) où il peint quelques gouaches et l'été suivant, l'été 1953, après avoir travaillé à la "Médée" de Cherubini mis en scène par André Barsacq pour le XVIème Mai Musical Florentin avec Maria Callas dans le rôle de Médée, il s'installe à Villerville, au "Cheval de Brique", sa résidence normande, face à la mer, où il se rendra à chaque période de vacances et qui sera jusqu'à la fin de sa vie sa principale source d'inspiration, le dernier lieu de sa peinture.
En 1954, il peint quatre grandes compositions sur le thème des baigneuses, certainement ses œuvres les plus importantes : "Eroticomagie", "Plage de l'éroticomagie", "Corrida éroticomagique" qui entrera dans la collection de Marie-Laure de Noailles, "Eroticomarine". On pourrait évoquer, si l'art ne servait pas de barrière à la psychose, un véritable délire érotique. On remarquera d'une toile à l'autre la récurrence du thème de "Léda et le cygne" dans une transcription plastique totalement inhabituelle qui nous renvoie à "Soleil et chair" d'Arthur Rimbaud : Entre le laurier-rose et le lotus jaseur Glisse amoureusement le grand Cygne rêveur Embrassant la Léda des blancheurs de son aile...
En 1955, il peint une grande composition toute aussi remarquable, aux couleurs toujours aussi étonnantes, titrée "La plage du Cheval de Brique".
La suite, ce seront des compositions sur le thème des pêcheurs et des pêcheuses ("Pêcheurs le dimanche", 1956), des tauromachies faites de corps composés à la manière d'Arcimboldo et des arcimboldesques ("Paysage taurin", 1956, "Devise rouge et blanche", "Les banderilles de mer", 1957), des navires et des poissons faits eux aussi de corps composés, l'apparition dans sa peinture du Château Fadaise, curieuse construction nîmoise ("Le pavillon violacé", "La jeune fille au bateau", "Les poissons du Château Fadaise", 1957, "Tête et poissons", 1958), des oiseaux à tête de fleurs en 1958, des femmes - fleurs composées de pensées et d'iris en 1959 ("Les demoiselles d'avril", "Les pensées", "Elles aiment le vent"), l'Ange cathare et les compositions inspirées par Montségur, Quéribus et le château de Roquevaire à Sauve, le pays des arbres à fourches, des faucheurs de vagues en 1961, de belles demoiselles de mer, des nîmois et des nîmoises, des normands et des normandes, personnages composés d'architectures de leur ville ou leur région, des damarbres, le souvenir des cygnes blancs de Jersey...
Et encore et toujours la plage du Cheval de Brique avec ses baigneurs et ses baigneuses pour finir avec les "dormeuses marines" de 1973 et la dernière de toutes.
Mais en 1955 pour Coutaud, l'histoire de l'art s'était arrêtée. Lui, le compagnon de route des peintres abstraits, lui qui fût considéré à la fin des années 40 comme l'un des liquidateurs du surréalisme... et qui aujourd'hui pourrait être revendiqué comme l'un des précurseurs de la figuration libre. Place donc à la peinture au delà de l'histoire...
Mais en recherchant la lumière et les paysages des débuts de l'Impressionnisme, en les transposant dans sa propre vision, Coutaud n'aurait-il pas, au delà de sa période créatrice reconnue par les historiens d'art, été le précurseur d'un nouvel art de la lumière et de la couleur, le précurseur d'un mouvement pictural qui n'aurait pas encore vu le jour. Il y a beaucoup à apprendre des ciels de Coutaud, lui qui reconnaissait "aimer le ciel"...
Peut-être est-il enfin justifié que l'œuvre de Lucien Coutaud soit appréhendée dans sa globalité, sa continuité, son intégralité.